28 : 25 avril 1861 : première édition du journal Le Temps
9 : 14 décembre 1834 – Lacenaire tue tante Madeleine
15 : 1842 – Jules Janin à la barrière du Combat
6 : 1er décembre 1832 – Parution du Charivari


Peintre et photographe, Charles Nègre (1820-1880), s’est surtout fait connaître par ses photographies de scènes de genre ; ainsi les trois petits ramoneurs savoyards.

En 1851, il prend plusieurs clichés de ce jeune chiffonnier posant devant son atelier dans l’île de la Cité, 21, quai Bourbon.

Le jeune garçon est assis sur une borne, semble toiser le photographe. Aucun déchet au pied de la borne, ce qui prouve la mise en scène.

Le pied de la borne : avant l’invention éponyme du préfet Poubelle, les immondices sont déposés au pied des innombrables bornes qui protégeaient les façades des immeubles des roues cerclées de fer des véhicules. Le soir venu, ces dépôts étaient fouillés par des récupérateurs aux diverses spécialités, du piqueur, le premier visiteur, au ravageur et au gadouilleur ou gratteur, ramasseur des boues destinées à faire de l’engrais. Le déchet recherché par le piqueur, c’est le chiffon, matière première de la pâte à papier.  

L’âge d’or du métier de chiffonnier se situe entre la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1880, c’est-à-dire à une époque où la demande en papier a fortement augmenté en rapport avec le développement de la presse (cf. 28) depuis la Révolution dans un contexte de liberté d’expression, plus ou moins grande selon les régimes.

Le chiffonnier

Pr Debucourt (parismuseescollections.fr)

C’est un recycleur : il ramasse les biens usagés, les vieux chiffons en premier lieu, et les revend à des entreprises de transformation. Son équipement : un crochet pour fouiller le pied de la borne, une hotte et une lanterne.  

Il est spécialisé et intervient par conséquent sur un quartier de collecte.

C’est un travailleur indépendant, un entrepreneur, qu’il ne faut pas amalgamer avec l’ouvrier. Les émeutes ne sont pas bonnes pour son commerce : il ne monte pas sur les barricades. C’est un conservateur des régimes autoritaires, favorable par exemple au coup d’état du 2 décembre 1851. L’activité est organisée sur un mode capitaliste : il y a 7 grossistes et une bourse rue Mouffetard (quartier des Patriarches, le Père Cordet gère le commerce des chiffonniers) une autre à la barrière de Clichy. Certains font fortune et engagent des employés.

Pour les ouvriers, les chiffonniers sont des « clodos alcooliques », pour les chiffonniers, les ouvriers sont des « esclaves ». 

Gustave Doré, études de chiffonniers – gallica.bnf.fr

Ses rapports avec la police sont ambigus ; beaucoup de chiffonniers sont d’anciens bagnards, repris de justice ou  anciens geôliers, des personnages qui intéressent la police par leur connaissance des milieux de la pègre. Ils deviennent souvent des mouchards dont on se méfie : dans le film Les Enfants du Paradis, l’assassin Lacenaire (cf. 9) interpelle le chiffonnier Jéricho par ces termes : marchand d’habits, marchand d’amis ! Interdits de circuler entre minuit et l’aube, les chiffonniers et chiffonnières posent leur hotte dans des bouges au-delà de la barrière ou autour des Halles ; ils deviennent des lieux de surveillance de la police où, souvent, le cabaretier n’est pas le dernier des mouchards.

Illustration Léopold Flameng

La plupart des chiffonniers vivent avec d'anciennes prostituées. "Laissez passer la chiffonnière de l'avenir" crie un enfant en voyant passer une élégante en voiture à cheval ; l’âge arrivant, les lorettes deviennent parfois chiffonnières mais aussi des « pierreuses », battant le pavé au-delà de la barrière dans l’attente du client. Un tiers des chiffonniers sont des chiffonnières.

Dans le cabaret de Paul Niquet, un bouge des Halles, Gérard de Nerval rencontre une chiffonnière qui avait connu Barras !

Nana de Zola – apparition de la chiffonnière Pomaré dans l’hôtel d’Evreux

(gallica.bnf.fr)

L’encadrement du métier

Face à la croissance de la chiffonnerie, le pouvoir la règlemente via une ordonnance de police, affichée en 1828.

Le métier de chiffonnier doit être déclaré. Il est délivré à chacun une plaque avec un numéro d’inscription qui doit être portée sur la hotte ; le chiffonnier doit avoir une médaille avec son identité et son sobriquet. Il est interdit aux chiffonniers de circuler après minuit, avant le jour en été et avant cinq heures du matin d'octobre à mars. En cas de déménagement, il doit être signalé.

Description détaillée du possesseur de la plaque (gallica.bnf.fr)

Il a l’interdiction d’être accompagné d’un chien.

Bien entendu, les ordonnances sont plus ou moins respectées, les chiffonniers non déclarés sont nombreux. Cela dit, il y a 5.952 chiffonniers recensés en 1873.

Tout se récupère et se recycle

Les os : une matière intéressante car le phosphore qu’ils contiennent sert à la fabrication des allumettes et pour blanchir le sucre. Des os de lapin mais aussi des os de chiens et surtout de chats qui pullulent dans les quartiers déshérités. Les os mis à part, on récupère la fourrure des chats, la graisse pour l’huile des réverbères, la gélatine des os pour les colles, les intestins pour les cordes des instruments. D’autres chassent le chat pour recycler la bête entière en « gibelotte de lapin » : la bête dépouillée est vendue à des restaurateurs peu scrupuleux qui les préparent en gibelotte dont le vin et les épices masquent l’odeur du félin ; servi sans tête, bien entendu. Autre bestiole pourchassée, le rat, notamment sur les pentes de Montfaucon, dans la Grande Voirie (description cf. 15).

Les affiches vite décollées

Les vieux métaux

Le verre cassé,

Les vieilles chaussures dont on fait des souliers neufs.

Les pots cassés, en terre ou en porcelaine.

Les copeaux de bois pour bourrer les poupées.

Les mégots

Les cheveux pour coiffer des élégantes. En 1873, on dénombre 51 marchands de faux cheveux, 1158 perruquiers, 102.900 kilos de cheveux vendus…

Gallica.bnf.fr

Les boîtes en fer blanc qui deviennent des jouets pour les enfants, des trompettes, des soldats.

Et la boue fouillée par les « ravageurs », excellent engrais.

Mais l’obsession du chiffonnier, c’est la cuiller d’or ou d’argent jetée par mégarde avec les détritus.

Gallica.bnf.fr

Un autre « recyclage », le regrat : les restes des tables des palais et des maisons bourgeoises sont revendus par certains domestiques. Mercier dénonce cette activité criminelle et Zola, dans le Ventre de Paris, évoque le quartier des Halles où les pauvres acheteurs venaient, la honte au front.

Les quartiers des chiffonniers

Le triage – gallica.bnf.fr

Rue Mouffetard : « Les habitants les plus pauvres étaient des ouvriers tanneurs, des chiffonniers et des "boueurs". Ils étaient logés dans des chambrées, couchés dans des auges remplies de paille ou de chiffons. Chaque locataire gardait près de lui sa hotte, parfois remplie d'immondices. Lorsque les agents de police venaient contrôler les logeurs, ils faisaient ouvrir les fenêtres de peur de suffoquer. » (Bernard Vassor, site « Autour du Père Tanguy)

Selon Eric Hazan, les chiffonniers sont surtout cantonnés sur les deux versants de la montagne Sainte-Geneviève : entre Maubert et la Seine, le haut de la rue Mouffetard. Ce sont les quartiers de chiffonnerie les plus denses, c'est là qu'ils habitent, qu'ils trient leurs produits avant de les emmener aux maîtres chiffonniers.

« Vers neuf heures du soir en hiver et vers dix heures en été, il quittera la Fosse-aux-Lions (barrière Saint-Jacques) où il a un pied-à-terre, et, armé de son crochet, de sa lanterne, il quittera le boulevard de l'Hôpital, passera les ponts et descendra vers les quartiers où les heureux d'ici-bas font preuve d'opulence jusque dans les détritus que leurs gens déposent à leur porte. Il montera la rue de Clichy ou la rue d'Amsterdam et se rendra sous les arcades du monument de la barrière, où se tient la Bourse des chiffonniers. Depuis qu'on a démoli ce monument, la Bourse est transférée de l'autre côté, dans un cabaret borgne qui fait pendant au restaurant qui a pour enseigne : À l'Attaque de la barrière Clichy. On se dira le prix du chiffon, on se partagera les quartiers, et le lendemain on se retrouvera au rendez-vous donné. » texte de 1868, paris.pittoresque.com

La Fosse aux Lions derrière l'hospice – Jules Adolphe Chauvet – gallica.bnf.fr

Ils émigrent en partie à partir du Second Empire vers d’autres quartiers un peu plus périphériques, tel que les alentours de la Salpétrière, devant, la Cité Doré, la « villa des chiffonniers », ou au-delà. Ils occupent aussi l’île aux Singes, au milieu de la Bièvre (square René Le Gall), ou se déplacent ver s la rue Marcadet au nord ou dans la plaine de Vaugirard.

Peu à peu, la hotte est remplacée par la charrette.

Cité Doré en 1896 – Eugène Atget – gallica.bnf.fr

Le chiffonnier et sa mythologie

Le chiffonnier provoque au sein de la classe dominante, la bourgeoisie, un mélange d’attraction et de répulsion. Il devient une figure mythologique qui intéresse ou fascine le monde des lettres et des arts graphiques, un monde dont il est matériellement dépendant.

Le chiffonnier philosophe : c’est le personnage de Liard, dessiné par Traviès, libre, indépendant, peu soucieux du lendemain, "éternellement suspendu entre les étoiles et le pavé."

Liard par Traviès (gallica.bnf ;fr)

« LIARD a bien mérité le surnom de Philosophe que la population parisienne lui a décerné ; il l'eût justifié tout à fait s'il n'avait pas eu ce grain de coquetterie qui le poussait à étaler sa science. Il y avait deux hommes en lui, un homme simple et bon qui, se sentant au-dessus de ses collègues de la hotte et du crochet, leur servait de conseiller et essayait de les arracher à leurs mauvais penchants ; un ancien homme comme il faut, qui s'irritait qu'on le vînt voir comme un curieux personnage et cherchait à éblouir ses spectateurs par un luxe de citations et un étalage inutile de science. Liard, à la fin de sa vie, était devenu un peu exalté, et comme on vantait beaucoup sa connaissance des auteurs classiques de l'antiquité, il se promenait en récitant des vers de Virgile et parfois même des morceaux entiers de l'Iliade et de l'Odyssée. […] Liard est un Chodruc résigné et qui a vaincu le sort ; il est chiffonnier comme on est notaire ; pour vivre honorablement et indépendant. » texte de 1868, paris.pittoresque.com

Le chiffonnier rappelle aux grands, aux détenteurs du pouvoir, en particulier au roi, "qu'il y a toujours un chiffonnier auprès d'un roi qui perd sa couronne." A l’inverse, c’est l’espoir renouvelé du trésor découvert au coin de la rue. "Le chiffonnier est le plus authentique des flâneurs, philosophe vivant gaiement au jour le jour, mangeant peu, vivant beaucoup, le roi du pavé." (Huard)

Et la hotte, où tout finit par tomber, l’outil du Temps irrémédiable : « Que tout craque, Amour et Beauté, jusqu'à ce que l'Oubli l'emporte dans sa hotte. » ; Jules Janin : « Patient comme le destin, il attend. Mais lorsque vient le jour du croc, rien ne peut retenir son bras. Tout un monde est passé dans sa hotte, la République, l'Empire."  Le chiffonnier est tout à la fois le juge, l'instrument et le bourreau.

Le cas de l’ancien Grognard : l’ancien grognard de la Grande armée représente une bonne moitié des effectifs ; la pipe à la bouche, accompagné de son chien à poils longs (le barbet), malgré l’interdiction, demi-solde souvent éclopé et se déplaçant avec des béquilles. Des auteurs l’imaginent devenir général sous l’emprise de la boisson, revivre ses batailles, changer le cours de l’histoire. « Combien des vieux grognards devenus chiffonniers, éclopés des campagnes napoléoniennes se déplaçaient à l'aide de béquilles. » Baudelaire.

Le cas de Chodruc Duclos au Palais-Royal : une légende parisienne de la Restauration. Un royaliste vendéen, dandy des années 1800 qui, s’estimant ne pas être considéré par la monarchie restaurée, décide de déambuler en clochard dans les galeries et les jardins du Palais-Royal pour exprimer sa colère. "faîtes fouiller le tas d'ordures des siècles par le chiffonnier Duclos au coin de la borne de Ravaillac." Hugo dans les Misérables.

On est loin du chiffonnier indic de police.

Chodruc devenu figure littéraire - Gallica.bnf.fr

Gallica.bnf.fr

Chiffonnerie dans le monde culturel

La figure du chiffonnier parcourt l’intense période littéraire coïncidant à son âge d’or. Baudelaire se dit lui-même chiffonnier littéraire ; Théophile Gautier lui consacre une douzaine d’écrits ainsi qu’à son milieu ; Jules Janin, Privat d’Englemont, Champfleury s’y intéressent.

C’est un bon « client » des physiologies : chaque numéro montre un portrait humoristique de la société de l’époque accompagné de caricatures de Grandville, de Gavarni ou de Traviès

(cf. 6). La boutique Auber est l’éditeur d’une quantité de ces physiologies.

Au théâtre, Félix Pyat est l’auteur du Chiffonnier de Paris ; le chiffonnier n’est autre que Frédérick Lemaître qui, dit-on, a demandé conseil à Liard.

Frédérick Lemaître dans « le Chiffonnier de Paris »,
qui, tout comme Liard, porte un sac et non une hotte (gallica.bnf.fr)

Musard, le « Napoléon du quadrille » (futur french cancan), chef d’orchestre à l’Opéra (le Peletier) pendant le carnaval, compose un quadrille des Chiffonniers.

Enfin, il est le héros de nombre de chansons populaires chantées dans les rues et dans les goguettes, dont certaines sont la création des chiffonniers eux-mêmes.

L’ancien grognard chiffonnier : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, des ordures qui, remâchées par la divinité de l'Industrie, deviendront des objets d'utilité ou de jouissance. Le voici qui, à la clarté sombre des réverbères tourmentés par le vent de la nuit, remonte une des rues tortueuses et peuplées de petits ménages de la montagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu de son châle d'osier avec son numéro sept. Il arrive hochant la tête et butant sur les pavés, comme les jeunes poètes qui passent toutes leurs journées à errer et chercher des rimes. Il parle tout seul ; il verse son âme dans l'air froid et ténébreux de la nuit. C'est un monologue splendide à faire prendre en pitié les tragédies les plus lyriques. En avant ! marche ; division, tête, armée ! Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène ! » Baudelaire, le Vin et le Haschich.

Le Chiffonnier vu par Edouard Manet et vu, éreinté par Raffaëlli

Le chiffonnier argument de vente

La fin de la chiffonnerie

Le coup fatal est donné dans les années 1870 avec l’utilisation du copeau de bois pour fabriquer la pâte à papier. Dès lors, le chiffonnier commence à devenir marginal.

Le deuxième coup est porté par le préfet Eugène Poubelle qui impose son fameux récipient en 1883. Les chiffonniers sont cependant autorisés à répandre sur une toile le contenu des bacs à condition de remettre tout en place.

L’hygiène est l’ennemi des chiffonniers ; déjà en 1832, ils avaient manifesté contre les mesures de propreté prises après l’épidémie de choléra. Les voitures de nettoiement sont renversées, le crochet devient épée chez les grognards, la réaction était si violente que la mairie avait dû capituler.

Pour couronner le tout, les allumettes suédoises remplacent les allumettes à phosphore, estimées trop dangereuses.

Photo Eugène Atget – 1896 (gallica.bnf.fr)

Habitation de chiffonnier boulevard Masséna
Eugène Atget – gallica.bnf.fr

Pour en savoir plus :

Antoine Compagnon : Les Chiffonniers de Paris (ed. Gallimard), et ses conférences au Collège de France, à partir de :

https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/course-2016-01-05-16h30.htm

Eric Hazan : les Quartiers du chiffonnage parisien, conférence au Collège de France

https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/symposium-2016-05-12-12h00.htm

21 : 1851 – la Mouff’, quartier général de la Chiffonnerie

Rue Mouffetard