22 - 21 novembre 1941 : la vitrine de la librairie «Rive gauche» vole en éclat

Au coin du boulevard Saint-Michel et de la place de la Sorbonne


Chapitres :

-Jean Guéhenno, 21 novembre 1941

-Henry Jamet

-En vitrine

-Robert Brasillach

-Lucien Rebatet

Journal de Jean Guéhenno, 21 novembre 1941 : La nuit dernière, toutes les glaces de la librairie «Rive gauche», boulevard Saint-Michel ont été brisées. C’est la seconde fois. L’autorité occupante a exigé que tout soit réparé dès aujourd’hui. Mais toute la journée, étudiants et étudiantes ont défilé devant les monceaux de vitres cassées, la bouche cousue mais se riant et se parlant des yeux. L’une des vitrines était remplie des photographies de Montherlant à tout âge (à deux ans avec sa bonne, à dix ans avec sa mère) […] Tout cela a été mis en pièces par l’explosion des grenades. Quelle irrémédiable perte !

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Cette librairie s’était installée en avril 1941 à la place du café d’Harcourt qui avait fermé en 1940.

La librairie est aussi le siège parisien de l’Institut allemand, l’organe chargé de la pénétration culturelle allemande en France. Henry Jamet est co-directeur de la librairie, dans un conseil d’administration où siègent trois Allemands et trois Français.

Henry Jamet

Il est aussi le patron en 1943 des Éditions Balzac, qui ne sont autres que les Éditions Calmann-Lévy, soumises à aryanisation (cf. 09), et rachetées par Jamet, avec Albert Lejeune et René Lelief, mais pour le compte de l'homme d'affaire allemand Gerhard Hibbelen.

Il est également chargé de la mise en place de la commission franco-allemande, à laquelle participent les principaux éditeurs, Grasset, Plon, Denoël, Payot, Armand-Collin et  quelques écrivains dont Benoist-Méchin et Drieu la Rochelle, commission qui aboutit à la mise en place d’une auto-censure de la part des éditeurs et à l’exclusion d’auteurs jugés « indésirables » (cf. 09).

Henry Jamet ne chôme pas, il prend la direction en novembre 1943 d’une nouvelle revue, La Chronique de Paris, dont la qualité de présentation, malgré les restrictions de papier, n’a rien à envier à la Nouvelle Revue Française de Drieu la Rochelle (cf. 09). Dans l’équipe rédactionnelle, figure Robert Brasillach (cf. plus bas). Lucien Rebatet, Drieu, Jacques Chardonne, Georges et Henriette Blond y apportèrent «également leur contribution. Cette publication tardive s’arrêtera après neuf numéros, à la libération de la capitale ;.

Qu'est devenu Henry Jamet après août 1944 ?

En vitrine

La vitrine de ce que certains appellent «la rive gauche du Rhin» !

Hormis les traductions allemandes.

L'Angleterre en guerre : récit d'un marin français, Grasset (1941), par Georges Blond, marin et historien, antibritannique, animateur du pro-allemand "Comité des conférences Rive gauche", auteur d’articles dans Candide et Je suis partout ; il avait publié en 1938 un recueil de morceaux choisis d’Hitler et répondu lui aussi à l’invitation de Goebbels en 1942.

Notre avant guerre, Plon (1941), par Robert Brasillach, évocation des années folles puis des années trente, assez éloignée de ses articles assassins dans Je suis partout (cf. plus bas). Extrait du journal de Jean Guéhenno, 6 juin 1941 : Homme d’honneur, Brasillach, officier prisonnier, libéré par l’autorité occupante pour diriger à Paris un de ses journaux. Il expose à la librairie Rive gauche (Rive gauche du Rhin, disent les étudiants) le prix de sa libération : c’est un livre, Notre avant-guerre. Où ce Français, courageusement dénonce, pour le compte de Hitler, les faiblesses de la France.

Les Décombres, Denoël (1942), par Lucien Rebatet, le best-seller de l’année, 65.000 exemplaires. Antisémite notoire, Rebatet règle aussi ses comptes avec la démocratie, le clergé, les généraux, Maurras et Vichy (cf. plus bas).

Bagatelles pour un massacre, Denoël (1937), le pamphlet antisémite de Céline réédité en 1942 et encensé par Rabatet.

Le Ciel de Nieflheim (1943), Jacques Chardonne exprime son admiration pour l'Allemagne et le nazisme : «Le national-socialisme a créé un monde neuf autour de la personne humaine» !

Balzac (1943), Stock, une biographie restée une référence de Ramon Fernandez, militant actif du PPF de Doriot (cf. 48)

Lucien Rebatet dédicace Les Décombres, à la librairie Rive Gauche,
«la librairie du livre allemand en France»


«Fermeture annuelle»

26 août 44, la librairie "Rive Gauche", centre de propagande allemande dirigé par Maurice Bardèche, est occupée. "Fermeture annuelle", assurent les écriteaux involontairement humoristiques.

Robert Brasillach

Son beau-frère, Maurice Bardèche, est le gérant de la librairie Rive Gauche

Brasillach est probablement le plus talentueux des écrivains qui ont versé dans la collaboration. Quel aurait été son destin s’il n’y avait pas eu la guerre : normalien, romancier, essayiste, homme de théâtre, helléniste reconnu et critique de cinéma avisé ?

Le ver était déjà dans le fruit.Vite attiré par la personnalité de Charles Maurras et sa doctrine, il collabore à la revue L’Action Française puis, devient en 1937, à 28 ans, rédacteur en chef de Je suis partout, revue déjà ouvertement antisémite.

Jusqu’en 1943, il y déversera sa haine du Front populaire, clamant le plaisir qu’il éprouverait à voir Léon Blum devant un peloton d’exécution, de la République, de la démocratie et des Juifs, poussant l’ignominie jusqu’à écrire le 25 septembre 1942 : «Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder de petits», conscient du sort qui pourrait les attendre.

L’ambassadeur Otto Abetz et Robert Brasillach


Brasillach est un des plus fervents pro-allemands, «coucher avec l’Allemagne», telle était sa formule ; lui qui avait pourtant écrit à un ami en 1935, à propos de Mein Kampf, «C'est très réellement le chef-d'œuvre du crétinisme excité où Hitler apparaît comme une espèce d’instituteur enragé. Cette lecture m'a affligé».

Il approuve la création de la Légion des volontaires français et fait un voyage sur le front de l’Est pour apporter son soutien. Il visite les ghettos de Pologne et en tire la simple conclusion qu’il ne faut plus parler des Juifs pour ne pas avoir l’air de cautionner.

Sur le front avec Jacques Doriot Claude Jeantet, de Je suis partout


Condamné à mort

Brasillach ne file pas vers Sigmaringen mais reste en France. Il se constitue prisonnier en septembre 1944 après qu’on eut arrêté sa mère et son beau-frère, Maurice Bardèche.

Il est jugé pour «intelligence avec l’ennemi», le 19 janvier 1945 et condamné à mort après une délibération de 20 minutes. De nombreux intellectuels se mobilisent pour demander sa grâce, dont Paul Valéry, Claudel, Daniel-Rops, Jean Paulhan, Roland Dorgelès, Colette, Maurice de Vlaminck, Jean-Louis Barrault ou Albert Camus (avec réticence mais l’auteur de L’Etranger est opposé à la peine de mort). Jean-Paul Sartre, en revanche, reste partisan du châtiment pour le traître, tout comme Simone de Beauvoir.

François Mauriac, gaulliste parmi les gaullistes, plaide la cause auprès du Général, mais rien n’y fait,. Pour de Gaulle, «le talent est un titre de responsabilité», faisant de ce talent une circonstance aggravante. Les articles de Brasillach qui demandent régulièrement la mort de l’ancien ministre Georges Mandel, exécuté par la milice, ont également pesé dans la balance.

Robert Brasillach est exécuté le 6 février 1945 à 9h40 au fort de Montrouge.

Lucien Rebatet

Un parcours proche de celui de Brasillach - bien que lui ait abandonné ses études -. Critique musical à L’Action française, Rebatet est un fin mélomane mais totalement hermétique au jazz, à en juger par le compte-rendu bassement raciste d’un concert de Louis Armstrong ;  à partir de 1932, il est journaliste à Je suis partout. Après l’armistice un détour à Vichy, dont il dénonce «l’anglomanie», avant de revenir à Paris et à sa revue où il écrit une série d’articles sur les Juifs à Marseille, sur la Côte d’Azur, à Lyon. Il prône l’engagement total dans la collaboration et se déchaîne contre Maurras et son nationalisme, ce à quoi l’agressé lui répond, en qualifiant Les Décombres, de «gros crachat de 664 pages produit d’un cacographe maniaque, nabot impulsif et malsain».

Rebatet est un pamphlétaire virulent qui s’exprime par la violence et l’insulte ; il éprouve une haine tenace envers tout ce qui peut rattacher la civilisation à son passé, un besoin de table rase avant le renouveau.

Rebatet, en fuite, est arrêté dans le Haut-Rhin, le 8 mai 1945.

Il est jugé le 18 novembre 1946 (un an et demi après Brasillach)  en même temps que deux autres collaborateurs de Je suis partout,   Claude  Jeantet  et  Pierre-Antoine Cousteau

Lucien Rebatet à son procès


Rebatet et Cousteau sont condamnés à mort, Jeantet aux travaux forcés. Tous trois sont frappés d'indignité nationale. La société Je suis partout est dissoute et ses biens sont confisqués.

Nouvelle mobilisation des écrivains (Camus, Mauriac, Paulhan, Bernanos…) qui, cette fois, aboutit. Le président Auriol grâcie Rebatet en avril 1947 ; la condamnation à mort est commuée en travaux forcés à perpétuité et Lucien Rebatet sera libéré en 1952.


Pour en savoir plus :

https://www.cairn.info/revue-la-revue-des-revues-2013-2-page-56.htm

https://www.cairn.info/les-intellectuels-et-l-occupation--9782746705401-page-39.htm?try_download=1