49 : 12 août 1899 – début du « Fort Chabrol »
51, rue de Chabrol
Septembre 1899 : Jules Guérin, directeur du journal antisémite L’antijuif, est monté sur le toit du siège de son journal, rue de Chabrol, pour recevoir du ravitaillement lancé de l’impériale d’un omnibus. Comment en est-on arrivé là ?
Une agitation à son comble
Le 7 août 1899 s’est ouvert à Rennes le procès en révision de Dreyfus devant le Conseil de guerre, provoquant de violentes réactions dans les milieux nationalistes. L’agitation autour de l’Affaire est à son comble ; l’année précédente, le procès de Zola s’est terminé dans le tumulte (cf. 50). La haine des antidreyfusards n’a plus de bornes.
Le procès en révision à Rennes
Au gouvernement, sous la présidence d’Emile Loubet, Waldeck-Rousseau, chef du Bloc des gauches (progressistes anticléricaux, radicaux, radicaux-socialistes et socialistes indépendants), veut neutraliser tous les subversifs pendant la période du procès. Les perquisitions se multiplient, Paul Déroulède est arrêté et Jules Guérin a échappé à une rafle.
Pierre Waldeck-Rousseau, président du Conseil,
atelier Nadar (gallica.bnf.fr)
51, rue de Chabrol
Le dimanche 13 août 1899, le commissaire Hamard, sous-chef de la Sûreté, sonne à la porte, chargé d’un mandat d’arrêt contre Guérin pour complot et atteinte à la sûreté de l’état.
Guérin, c’est moi. Je refuse de vous suivre. Nous ne nous rendrons pas ! Nous avons des armes et, s’il le faut, nous ferons sauter l’immeuble.
Hamard donne l’ordre à ses hommes de cerner la maison, plus personne ne peut entrer ni sortir. Très vite, les curieux s’agglutinent dans la rue, puis les journalistes ; Guerin se vante d’être armé jusqu’aux dents et de disposer de suffisamment de vivres pour transformer l’immeuble de deux étages en bastion de la résistance française à l’occupant cosmopolite et israélite. Jules Guérin s’est barricadé avec une quinzaine d’employés.
Bibliothèque patrimoniale de Paris
B.N.
Tout ce que Paris compte d’antisémites se dirige vers la rue de Chabrol, bloquée par une police très passive ; le cordon est suffisamment lâche pour que les forcenés soient ravitaillés, pains et jambonneaux lancés à partir de l’impériale des omnibus atterrissent sur la terrasse de la maison.
Les assiégés lancent des briques ; le douzième jour, Guérin tire sur les forces de l’ordre … qui ne répliquent pas.
Bibliothèque patrimoniale de Paris
Guérin sur le toit - Bibliothèque patrimoniale de Paris
Tout Paris parle de l’événement. Les chansonniers, souvent antidreyfusards, chantent la Complainte des affamés du fort Chabrol. L’inefficacité de la garde républicaine et de la police du préfet Lépine suscite des railleries.
La police finit par couper l’eau et le gaz. La foule se fâche, les dames des halles disent leur façon de penser. Quelle est part de sympathie pour la ligue antisémite ou bien de soutien à ceux qui résistent à la force policière ? Les anarchistes apportent leur soutien ou plutôt expriment leur hostilité contre le pouvoir et son séide, la police.
En septembre, un député est envoyé pour parlementer. Si Guérin et ses complices ne se rendent pas, les pompiers noient le bâtiment avec leurs pompes à incendie.
Après le verdict incohérent du tribunal de Rennes (Dreyfus jugé coupable avec les circonstances atténuantes, lui valant dix ans de prison !), Guérin accepte de négocier sa reddition.
Le 19 septembre, le président Loubet gracie Dreyfus. Abasourdis, les insurgés se rendent sans conditions le lendemain. Un fiacre emmène discrètement le révolté à la Santé.
Le siège aura duré 38 jours.
Les meneurs sont traduits devant la Haute Cour. Jules Guérin est condamné à dix ans de détention, peine commuée l'année suivante en bannissement.
Profitant de l’amnistie de 1906, il reviendra en France où il poursuivra son activité antisémite.
Jules Guérin (1860-1910)
Jules Guérin exerce une activité de négoce de pétrole. Lorsqu’il fait faillite, il cherche un bouc émissaire … les Juifs. Activiste antisémite convaincu, il se lie au marquis de Morès, chef d’une association hétéroclite, Morès et ses amis - un curieux personnage qui mérite quelques lignes ci-dessous.
Guérin est arrêté une première fois en 1893. En 1896, il fonde la Ligue antisémite de France puis la Ligue du Grand Occident de France dont il est inutile de préciser son caractère antimaçonnique. Dernière arme dans ses mains, son journal l’Antijuif – devise : « deux poings dans la gueule » - où il publie des articles particulièrement virulents pendant toute l’affaire Dreyfus.
Ses activités sont financées par l’arrière petit-fils de Louis-Philippe, exilé en Sicile et prétendant au trône sous le nom de Philippe VIII, et par le millionnaire catholique Edmond Archdeacon (à ne pas confondre avec Ernest, compagnon de Léon Serpollet dans sa folle équipée de Paris à Lyon cf. 48).
Jules Guérin (collections.musée-bretagne.fr) – l’Antijuif (gallica.bnf.fr)
Guérin, Drumont et Archdeacon sont impliqués dans le complot contre la République fomenté par Paul Déroulède, le 23 février 1899, lors des obsèques de Félix Faure (cf. plus bas).
Le marquis de Morès (1858-1896)
L’élégant aristocrate est à la tête de l’association hétéroclite, Morès et ses amis, où se retrouvent des anarchistes, d’anciens boulangistes, des hommes de main sans obédience particulière, des antisémites et des garçons bouchers, des garçons d’échaudoir de la Villette séduits depuis que le marquis s’est attaqué à « une firme juive coupable d'avoir vendu de la viande avariée à l'Armée. » Mieux vaut ne pas se frotter à la bande de Morès.
Sa réputation auprès de ses « amis » est écornée le jour où Clemenceau révèle que Morès avait emprunté de l’argent à un banquier juif impliqué dans le scandale de Panama ; il s’enfuit, s’en va combattre les Anglais au Sahara et il sera tué par les Touaregs qu’il avait recrutés en 1896.
Le marquis de Morès, atelier Nadar – Gallica.bnf.fr
Paul Déroulède (1840 – 1914)
C’est un poète nationaliste et un militaire, le chantre de la poésie militaire ! Les Chants du soldat (1872), se vendent à plus de 100 000 exemplaires.
Lieutenant pendant la guerre de 1870, actif dans la répression de la Commune de Paris pendant la semaine sanglante (cf. 32).
En 1874, il quitte l'armée et devient le « revanchard » contre l’Allemagne par excellence, par la plume et l'action politique. Sous l’impulsion de Gambetta, autre revanchard mais farouche républicain, il fonde la Ligue des patriotes en 1882. Boulangiste déçu, il est aussi anticolonial : pourquoi épuiser dans des conquêtes des ressources plus utiles à préparer la guerre contre l’Allemagne ?
L'affaire Paul Déroulède (1899)
Déroulède tente de faire ce que Boulanger n’a pas osé faire : un coup d’état. Lors des obsèques de Félix Faure (mort dans des circonstances restées dans les annales), le 23 février 1899, il attend, place de la Bastille, les troupes qui reviennent de la cérémonie funèbre. Lorsque les militaires passent, Déroulède attrape la bride du cheval du général Roget et tente d'entraîner ce dernier dans un coup d'état contre le régime parlementaire. Mais sa tentative est vaine. Déroulède est arrêté et conduit à la caserne, puis il est traduit devant les juridictions ordinaires qui l'acquittent le 29 mai.
Malgré ce coup de semonce, Déroulède poursuit ses turbulentes activités, notamment comme député.
Arrêté en 1900, il est banni et expulsé en Espagne ; amnistié en 1905, il meurt en 1914.
Un exemple de poésie militaire, « le clairon » :
L'air est pur, la route est large
Le clairon sonne la charge
Les zouaves vont chantant
Et là-haut sur la colline
Dans la forêt qui domine
Le Prussien les attend
Le clairon est un vieux brave
Et lorsque la lutte est grave
C'est un rude compagnon
Il a vu mainte batailles
Et porte plus d'une entaille
Depuis les pieds jusqu'au front
C'est lui qui guide la fête
Jamais s a fière trompette
N'eut un accent plus vainqueur
Et de son souffle et de sa flamme
L'espérance vient à l'âme
Le courage monte au cœur
On grimpe on court on arrive
Et la fusillade est vive
Et les Prussiens sont adroits
Quand enfin le cri se jette:
"En marche ! A la baïonnette !"
Et l'on entre sous le bois.
Etc.
« Le Clairon » (gallica.bnf.fr) - La tentative de coup d’état, 23 février 1899 (wikipedia.org)
L’antisémitisme en France au XIXe siècle
A la fin du XVIIIe siècle, il y a deux communautés juives, 5.000 séfarades provenant de la péninsule ibérique, en majorité dans le Sud-Ouest de la France, et 30.000 ashkénazes européens, installés en Lorraine et en Alsace.
A cette époque, plusieurs philosophes, dont Voltaire et certains encyclopédistes, expriment leur antisémitisme ; Diderot, à l’inverse, rend « justice à l'importance de la destinée du peuple juif, à la richesse de sa pensée ».
En 1791, l’adoption des droits civils est accordée à tous les juifs de France, ce qui n’empêchera pas les persécutions commises par des jacobins.
Droit remis en partie en cause par Napoléon avec le « décret infâme », une série de mesures discriminatoires à l’encontre des juifs d’Alsace.
En 1818, Louis XVIII rétablit l’émancipation des Juifs, facteur d’une intégration progressive dans la bourgeoisie ; les Crémieux, les Fould, les Pereire, apportent leur pierre à l’édifice économique et politique.
Conséquence, au cours du XIXe siècle, le mythe médiéval du Juif, ennemi des chrétiens et possesseur de secret maléfiques, est remplacé par celui du Juif avide de pouvoir et d’argent ; pauvres ou non, ils « sont globalement assimilés aux Rothschild ».
Dans la littérature romantique : l’homme d’argent et la belle juive.
D’après Nicole Savy
Commençons par Chateaubriand qui exprime la même hostilité que Voltaire.
Chez George Sand, le Juif est rapace et fourbe par nature. Toute sa vie, elle exprimera son antisémitisme, même s’il se modère un peu dans les dernières années, antisémitisme lié à son engagement politique fortement socialiste et son rejet de l’accumulation de l’argent.
Chez Balzac, c’est, d’une part, Gobseck, vieux et laid, chez qui l’entassement de l’or devient passion, ou le baron Nucingen, directement inspiré du banquier Rothschild (dont Balzac est client) et, d’autre part, la Belle Juive, telle Esther dans les Illusions Perdues. Mais « chez Balzac, Juifs et chrétiens vivent ensemble, font les mêmes métiers et peuvent contracter mariage. Le Juif n’est pas un étranger mais un membre à part entière, certes avec ses spécificités, d’une société dont il partage les lieux, les métiers, les amours et même les classes sociales. » (Nicole Savy)
Gobseck – Nucingen & Esther
Victor Hugo épouse d’abord les discours de son temps - « le peuple déicide était aussi un peuple voleur », tandis qu’il chante la belle Juive dans les Orientales.
Dans Cromwell en 1827, apparaît une autre figure récurrente, l’astrologue qui sait déchiffrer le langage des rêves. Dans les Châtiments, 1852, Hugo étrille Napoléon III et ses proches, dont le banquier juif Fould, mais en tant que banquier corrompu, sans allusion à ses origines. A la fin de son séjour à Guernesey, le point de vue change du tout au tout dans la pièce, Torquemada, 1869, où il prend fait et cause pour les Juifs victimes de l’Inquisition et des rois très catholiques.
Montée en puissance à la fin du XIXe siècle
La révolution industrielle et la mainmise du capitalisme sur la société entraînent une croissance de l’activisme antisémite à partir des années 1880. Citons les publications telles que la France Juive (1886), brûlot du journaliste Édouard Drumont, par ailleurs rédacteur en chef de la Libre Parole.
Drumont – La Libre Parole (journals.openeditions.org)
L’antijudaïsme s’étend dans les milieux catholiques : fondé en 1883, le journal La Croix, utilise l’antienne du « peuple déicide » pour se proclamer « le journal le plus antijuif de France » ; dans les milieux nationalistes, les « revanchards » d’après 1870 colportent l’idée que les Juifs ne sont pas des patriotes mais des « cosmopolites sans racines ».
Cette idée participe à l’idée que Dreyfus a trahi parce que des juifs auraient des intérêts dans l’industrie allemande de l’armement.
Il a aussi partie liée à l’antiparlementarisme, le scandale de Panama mettant en cause, parmi d’autres, des personnalités juives.
Exemple : Le 14 septembre 1898, La Libre Parole accuse « le nommé Lévy, représentant de fabriques allemandes », de s’être caché derrière un square, d’avoir bondi sur un de ses lecteurs, un « honorable négociant » en vociférant « des injures en allemand … lui assénant un coup de canne plombée sur la tête » puis de lui avoir « traversé le poignet à coups de dents ». Le surlendemain, le journal publie un droit de réponse : le mis en cause précise qu’il n’est pas le représentant de firmes allemandes, qu’il ne parle pas allemand, qu’il n’y a pas de square cité Trévise, qu’il a fait son service militaire dans le 6ème dragon à Joigny, tout comme son père, son grand-père, ancien soldat de Napoléon, décoré de l’ordre de Sainte-Hélène, et qu’il a effectivement corrigé comme il le méritait un voisin qui s’était permis de lever sa canne sur lui à la suite de nombreuses insultes et provocations.
Commentaires du journal : « Le Juif Lévy nous dit qu’il est français … C’est un malheur qu’il nous faut constater, et c’est tout. » ! ! (d’après le Guide du Paris des faits divers, éd. du Cherche-Midi)
L’antisémitisme prospère tout autant des les milieux de l’extrême gauche syndicaliste, dans la filiation de Proudhon qui écrit avec virulence, « je hais cette nation, le Juif est l’ennemi du genre humain. » ; Fourier appelle à revenir sur l'émancipation des Juifs. Haines du capitalisme et du Juif se mêlent : « le capital est aux mains des Juifs suceurs de sang ».
Beaucoup d’artistes s’affichent antisémites tels Willette, Forain ou Caran d’Ache ; ou antidreyfusards : Auguste Renoir, Degas, Rodin ou Cézanne.
Commentaires de Nicole Savy : Les juifs ne sont que 0,2 % de la population française dans la seconde moitié du siècle, contre 2 % de protestants ; l’affaire Dreyfus participe toutefois à chasser l'antisémitisme de la gauche, et clairement l’assimiler à l'extrême droite.
Pour en savoir plus :
Nicole Savy, Romantisme et antisémitisme, la littérature au piège des stéréotypes :