38 - Mardi 16 novembre 1943 – Bd de la Gare, on a ouvert une succursale de Lévitan
43, quai de la Gare, près de la gare d’Austerlitz
Chapitres :
Le magasin Lévitan
En 1920, Wolff Lévitan, Juif russe né en 1885 dans la Pologne sous domination russe, et par ailleurs marchand de meubles, fait l’acquisition de l’immeuble et du fonds de commerce du grand magasin d’une société anglaise, "Aux Classes Laborieuses". Sis au 85-87, faubourg Saint-Martin et donnant 63, boulevard Magenta, le magasin proposait des textiles, des tissus d’ameublements, des vêtements, des jouets, de la vaisselle, etc. articles vendus à bas prix, à l’attention des habitants des quartiers populaires.
Le magasin Lévitan devient une institution parisienne de l’entre-deux guerres, le premier fabricant français de meubles et réputé dans toute la France. Les slogans imaginés par le beau-frère de Wollf, Marcel Bleustein-Blanchet, alors en manque de clients, font date : «Bien l’bonjour, m’sieur Lévitan, vous avez des meubles, vous avez des meubles… » ou encore, en 1930, «un meuble Lévitan est un meuble qui dure longtemps».
Aryanisation
Peu de temps après l’arrivée des Allemands, le magasin est confisqué avec tout son inventaire. Aryanisation de l’économie, les juifs ne sont plus autorisés à administrer les entreprises. Tout comme Fanny Bergé (cf. 16), la famille Lévitan est spoliée, les magasins confisqués et l’entreprise liquidée en juillet 1941 ; les meubles sont envoyés en Allemagne, tout l’inventaire est dispersé, jusqu'aux caisses enregistreuses.
Le «Camp Lévitan» du faubourg Saint-Martin
18 juillet 1943, 120 détenus du camp de Drancy sont transférés du camp de Drancy au magasin Lévitan. Sous le contrôle des Allemands, ils vont être employés à réceptionner, trier, nettoyer et réparer les meubles, objets et œuvres d’art pillés dans les appartements des juifs qui ont été expulsés ou arrêtés. Une fois emballés, tous ces biens sont expédiés par train vers le Reich. Il faut imaginer que ces objets roulent vers l’Allemagne alors que leurs propriétaires sont également en partance ou déjà entassés dans d’autres trains en direction des camps de la mort !
C’est l’Opération Meuble, orchestrée par Alfred Rosenberg, l’homme du Reich chargé aussi de la confiscation des œuvres d'art et des bibliothèques volées aux Juifs (cf. 19) ; un dépouillement total, de l’objet bon marché au meuble de style.
Les trois premiers étages sont réservés pour les marchandises, le quatrième sert de dortoir rudimentaire à la centaine de détenus qui se succéderont de juillet 1943 à août 1944 ; certains y restent quelques semaines, d’autres jusqu’à un an, avant de retourner au camp de Drancy.
Austerlitz et Bassano, les deux autres camps
Le camp Lévitan constituait le Lager-Ost, camp est. Il en existait deux autres, le camp Austerlitz, évoqué par Hélène Berr dans son journal (cf. plus bas) et installé dans un entrepôt des Magasins généraux,
et le «camp Bassano», dans le luxueux hôtel Cahen d’Anvers, à l’angle de la rue de Bassano et de l’avenue d’Iéna.
Journal d’Hélène Berr :
Boulevard de la Gare, où on a ouvert une succursale de Lévitan (centre où des internés de Drancy, «favorisés» parce qu’ils sont «conjoints d’aryens» - les juifs mariés à des non-juifs sont considérés par l’occupant comme des «conjoints d’aryens». Ils sont, en théorie, non déportables - trient et mettent en caisse les objets volés par les Allemands dans les appartements juifs et destinés à l’Allemagne), se trouvent actuellement 200 personnes, hommes et femmes mélangés dans la même salle avec un lavabo. Tout se passe en commun, on dépouille avec raffinement les hommes et les femmes de leur pudeur. Là se trouve M. Kohn, Edouard Bloch, grand mutilé, comment fait-il ? Mme Verne, la femme du banquier. Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela peut faire, la classe ? Tous souffrent, seulement des gens intensément délicats et fins comme les premiers doivent souffrir plus.
11 janvier 1944 : Boulevard de la Gare, il y des rayons de tout, ameublement, couture, mercerie, orfèvrerie. Rien que des choses volées dans les appartements de gens pris et déportés… Les caisses sont expédiées aussitôt en Allemagne.
L’opération de pillage généralisé de Rosenberg mobilisa les entreprises de déménagement françaises et remplit les wagons de 627 trains à destination de l’Allemagne. Le service Rosenberg aurait ainsi «nettoyé» 38.000 appartements.
Comme le précise Hélène Berr, les prisonniers affectés à ces camps de travail forcé, sont «non déportables», des «conjoints d’aryens», «demi» ou «quart» de juif, auxquels s’ajoutent des prisonniers ayant des compétences adaptées. Certains voient passer entre leurs mains le contenu de leur propre appartement ou de celui de leurs amis...
Sur les 795 prisonniers juifs sélectionnés, 164 seront déportés, dont les femmes de prisonniers vers Bergen-Belsen en juillet 1944.
Andrée Distel, sœur de Ray Ventura et mère de Sacha Distel, et Robert Manuel, expulsé de la Comédie française, ont fait partie de ces travailleurs forcés.
Pour en savoir plus :
Jean-Marc Dreyfus & Sarah Gensburger, Des Camps dans Paris. Austerlitz, Lévitan, Bassano. Juillet 1943-Août 1944, éd. Fayard, 2003.