26 : Le Pont de l’Europe – Gustave Caillebotte (1877)
Au-dessus de la gare Saint-Lazare
Gustave Caillebotte est sensiblement plus jeune que ses amis puisque né en 1848, à Paris. Fils d’un commerçant qui fait fortune dans le négoce des draps, Gustave n’aura jamais de soucis financiers, en particulier après la mort de son père en décembre 1874 ; la veuve et les quatre enfants se partagent un héritage de deux millions de francs, d’immeubles de rapport, de fermes, d’obligations et de titres de rente de l’Etat. Sans oublier la demeure familiale à Yerres où Gustave et ses frères passent leurs étés.
Caillebotte - le Parc, Yerres, 1875
La Partie de Bateau (sur l’Yerres), 1877, musée d’Orsay
Gustave peut se consacrer à ses passions : philatélie, nautisme, horticulture, et peinture.
Il entre dans l’atelier du peintre académique Léon Bonnat puis aux Beaux-arts qu’il quitte au bout d’un an. C’est autour de 1872 qu’il fait la connaissance d’Edgar Degas puis de Claude Monet et devient ami et soutien du groupe.
En 1875, il présente Les Raboteurs de parquet au Salon, simple étude documentaire sans discours social.
Caillebotte - Les Raboteurs de parquet, 1875, Orsay
Le sujet heurte le jury par sa trivialité, le tableau est refusé, le peintre ne reviendra plus. Caillebotte le présente à nouveau à la Deuxième exposition des impressionnistes en avril 1876, chez le marchand Paul Durand-Ruel, avec le Jeune homme à la fenêtre (cf.31)
Une exposition assassinée par les journalistes et les critiques (cf.25) mais les jeunes artistes ne se découragent pas, loin de là, et organiseront la troisième exposition impressionniste l’année suivante, avec l’aide financière de Caillebotte ; ce dernier y expose six toiles dont Le Pont de l’Europe et un autre tableau, Rue de Paris, temps de pluie.
Le Pont de l’Europe
Un pont achevé en 1868 pour permettre de franchir la vaste tranchée creusée pour les voies ferrées débouchant de la gare Saint-Lazare, un réseau qui bouleverse complètement le quartier.
Pont de l'Europe, 1877, Collection du Petit Palais, Genève
Une matinée ensoleillée, des ombres bleutées. A gauche sur le trottoir un couple bourgeois, en arrière plan les tout nouveaux bâtiments haussmanniens, à droite le pont métallique et ses entretoises en X avec un ouvrier en blouse grise regardant les quais de la gare ; au premier plan, un chien qui gambade.
Deux impressions sautent aux yeux : la sensation de mouvement donné par le couple qui avance à pas décidés vers nous et par le chien qui trotte rapidement en sens inverse. Cet effet est accentué par l’étonnante perspective voulue par le peintre, avec un point de fuite situé inhabituellement à gauche et dans la partie haute du tableau. La manière qu’a Caillebotte d’accentuer la perspective se retrouve dans plusieurs de ses tableaux : dans les Raboteurs, un critique l’a accusé de « martyriser la perspective » ; on retrouve cette même accentuation de la perspective dans Rue de Paris, temps de pluie (cf. plus bas).
La déformation pourrait s’expliquer par l’usage de la photographie ; selon des recherches de K. Varnedoe et P. Galassi, pour ses dessins préparatoires, le peintre aurait utilisé un objectif à grand angle (24 mm) qui « élargit les premiers plans et accélère vertigineusement la profondeur de champ ».
Le couple est ambigu : il peut s’agir d’un couple marié marchant d’un pas vigoureux ou bien d’une rencontre fortuite entre un jeune bourgeois et une jeune femme seule, autrement dit une demi-mondaine ou un trottin, il est interdit à une femme des beaux quartiers de se promener non accompagnée dans la rue. L’homme s’est peut-être dépêché de dépasser la jeune femme pour entamer la conversation. L’ouvrier est indifférent à cela, il regarde l’activité de la gare, le monde industrieux qui est le sien ; ce sont deux classes sociales, le bourgeois et l’ouvrier, qui se croisent mais qui s’ignorent, et la prostituée qui se situe entre les deux.
Il existe deux autres versions, deux esquisses, toutes deux sans le chien, Caillebotte a pensé qu’il manquait un élément pour créer le mouvement.
Collection particulière – Musée des Beaux-arts de Rennes
Il existe une autre mise en scène du pont, plus ancienne d’un an et sans perspective :
Pont de l'Europe, 1876, Kimbell Art Museum, Fort Worth, Texas
Les entretoises en X inspirent également Claude Monet.
Monet – Pont de l'Europe, 1877, Musée Marmottan
Paris, temps de pluie
Un tableau peint également en 1877.
Rue de Paris par temps de pluie, 1877, Art Institute de Chicago
Tons sobres, teintes discrètes, souci des détails, accent mis sur le reflet de la pluie sur le trottoir et les pavés.
Si la touche est assez académique, c’est, à l’image du Pont de l’Europe, dans le cadrage que Caillebotte fait preuve de modernité : le tableau est découpé en deux moitiés par le lampadaire : à gauche une vue au loin, sur les tous nouveaux immeubles haussmanniens devant lesquels passent des silhouettes, à droite, un couple de bourgeois à la tenue soignée, ainsi qu’un troisième personnage tronqué. Par cette composition, Caillebotte bouscule les habitudes du spectateur de l’époque : absence de symétrie, des personnages qui ne sont pas représentés en entier. Et le même effet de perspective vertigineuse.
L’artiste s’est placé sur la place de Dublin avec en perspective la rue de Moscou (à gauche), la rue Clapeyron (au centre), et la rue de Turin (à droite).
Anne-Birgitte Fonsmark écrit : « Parmi les impressionnistes, Caillebotte va devenir l'interprète le plus intransigeant de la ville transformée. Il va jusqu'au bout de son choix, laissant sans hésiter son regard se porter vers le lointain point de fuite de l'impitoyable boulevard incisé » (Gustave Caillebotte, cat. exh., Kunsthalle Bremen, 2008, pp. 12-13).
La ville transformée vue du trottoir des rues ou des balcons (cf.31).
Rue de Paris, jour de pluie (étude), 1877