10 : 12 juillet 1835 – Evasion à la Prison Sainte Pélagie


30 : 10 janvier 1870 – L’assassinat de Victor Noir

59, rue d’Auteuil

Funérailles de Victor Noir le 12 janvier 1870 - Gallica.bnf.fr

La presse se libère par la loi du 11 mai 1868 ; l'autorisation préalable de parution est supprimée ; tout Français majeur et jouissant de ses droits civils et politiques peut publier un journal ou écrit périodique. Les journalistes peuvent enfin profiter de leur liberté d’expression. Les articles de la presse d’opposition prennent une toute autre tonalité ; les polémiques tournent parfois à l’échange de bordées d’injures. Ce sera la cause du meurtre, le 10 janvier 1870, de Victor Noir, 22 ans, journaliste, par Pierre Bonaparte, cousin de l’empereur.

Le meurtrier, Pierre-Napoléon Bonaparte (1815-1881)

Il est le fils de Lucien Bonaparte, le neveu de Napoléon Ier ; une tête brûlée que son cousin Napoléon III n’apprécie guère. Adolescent, il l’a pourtant accompagné lorsque celui qui n’était que Louis-Napoléon et proche des carbonari participait à l’insurrection en Romagne. Pierre se retrouve en prison en 1831.

Libéré au bout de six mois, il part en Amérique, guerroie contre l’Equateur pour le compte de la République de Grenade. De retour en Italie, il est incarcéré par le pape au château Saint-Ange pour le meurtre d’un officier de police, condamné à mort puis grâcié.

Il repart aux Etats-Unis ; à New-York, il tue un passant. De retour en Europe, il s’installe à Corfou qu’il doit quitter après une fusillade avec des Albanais. Voilà une jeunesse bien remplie.

Après un séjour d’une dizaine d’années en Belgique, il flaire les opportunités à l’occasion de la Révolution de 1848. Il est élu député en Corse, classé à l’extrême gauche. Une altercation violente en séance l’oblige à quitter Paris. Il intègre l’armée comme chef de bataillon, affecté en Algérie, destitué un an plus tard pour désobéissance, et déchu de son mandat de député.

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Pierre Bonaparte s’installe alors en Corse, se fait construire un château près de Calvi ; il obtient d’un prêtre de pouvoir se marier avec sa compagne, Nina, sans avoir contracté de mariage civil. Il reste éloigné du coup d’état du 2 décembre 1851, à moins que son cousin ne l’ait pas sollicité. L’empereur s’oppose d’ailleurs à sa candidature aux élections législatives de 1863.

Pierre Bonaparte quitte définitivement la Corse l’année suivante et vient s’installer 59, rue d’Auteuil, dans l’ancien hôtel de madame Helvétius. Nouvel accrochage avec son cousin l’empereur : lorsque Pierre veut officialiser civilement son mariage, Napoléon s’y oppose. Les relations entre les deux cousins sont détestables à tel point que le souverain lui interdit de faire usage de son second prénom.

Une véritable engeance que ce cousin, et le 10 janvier 1870 ne va rien arranger.

Victor Noir

Sa biographie est plus courte ! Victor Noir est son nom de plume, il s’appelle Yvan Salmon, né dans les Vosges en 1848, fils d’un meunier.

Malgré son jeune âge, il a déjà une expérience du journalisme, il a été le rédacteur en chef d’une modeste et éphémère feuille républicaine, le Pilori, qui avait la particularité d’être imprimée à l’encre rouge ; Jules Vallès y écrivit quelques articles.

En janvier 1870, il est pigiste à La Marseillaise, le journal d’Henri Rochefort, polémiste de talent, républicain anticlérical (ultérieurement favorable à la Commune, puis boulangiste, antidreyfusard, antisémite).

Les causes du drame

Henri Rochefort & Paschal Grousset – gallica.bnf.fr

Le journal bastiais La Revanche, anti-bonapartiste, publie un article désignant les républicains de l’île comme « des traîtres et des mendiants », destinés à être massacrés et mis « le stenine per le porette » (« les tripes au soleil »).

Le 30 décembre 1869, Pierre Bonaparte, jusque là retiré des affaires politiques, répond à l’attaque par un article du journal L’Avenir de la Corse, où il est question de « Furdani (mendiants), à qui les portefaix du marché devraient se charger d’appliquer une leçon touchante, lâches, Judas, traîtres à leur pays, nullités irritées d’avoir inutilement sollicité des places. »

Paschal Grousset, né à Corte, correspondant à Paris de La Revanche, et rédacteur en chef de La Marseillaise, décide de provoquer Bonaparte en duel et demande à deux de ses collègues d’être ses témoins, Ulric de Fonvielle et Victor Noir.

« Mes chers amis      
Voici un article récemment publié avec la signature de M. Pierre-Napoléon Bonaparte et où se trouvent, à l’adresse des rédacteurs de la Revanche, journal démocratique de la Corse, les insultes les plus grossières. […] Je vous prie, mes chers amis, de vouloir vous présenter en mon nom chez M. Pierre-Napoléon Bonaparte et lui demander la réparation qu’aucun homme d’honneur ne peut refuser dans ces circonstances […]
 »

Noir et Fonvielle partent pour le 59, rue d’Auteuil, accompagnés par Grousset.

Concours de circonstances malheureux, Pierre Bonaparte attend d’autres visiteurs : La Marseillaise a publié le 8 janvier, un article d’Ernest Lavigne, qui l’a irrité. Le matin du 10 janvier, la rédaction du journal reçoit une lettre de Pierre Bonaparte à Rochefort :

« Monsieur,
Après avoir outragé, l’un après l’autre, chacun des miens et n’avoir épargné ni les femmes, ni les enfants, vous m’insultez par la plume d’un de vos manœuvres.
C’est tout naturel et mon tour devait arriver.

Seulement j’ai peut-être un avantage sur la plupart de ceux qui portent mon nom : c’est d’être un simple particulier, tout en étant Bonaparte.

Je viens donc vous demander si votre encrier est garanti par votre poitrine ; et je vous avoue que je n’ai qu’une médiocre confiance dans l’issue de ma démarche. J’apprends, en effet, par vos journaux, que vos électeurs vous ont donné le mandat impératif de refuser toute réparation d’honneur et de conserver votre précieuse existence[…].

Si donc, par hasard, vous consentez à tirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un palais ni dans un château. J’habite tout bonnement, 59, rue d’Auteuil […]

En attendant votre réponse, Monsieur, j’ai encore l’honneur de vous saluer.

Pierre-Napoléon Bonaparte »

Rochefort demande à Jean-Baptiste Milière d’être son témoin, avec Arthur Arnould, qu’ils ont du mal à trouver.

Victor Noir et Ulric de Fonvielle arrivent les premiers

A une heure de l’après-midi, alors que Grousset et Georges Sauton, qu’ils ont pris en route dans la calèche, attendent à l’extérieur. Récit d’Ulric de Fonvielle :

Nous remîmes nos cartes à deux domestiques qui se trouvaient sur la porte, on nous fit entrer dans un petit parloir au rez-de-chaussée, à droite. Puis, au bout de quelques minutes, on nous fit monter au premier étage, traverser une salle d’armes, et enfin pénétrer dans un salon. Une porte s’ouvrit et M. Pierre Bonaparte entra.

- Monsieur, nous venons de la part de M. Paschal Grousset vous remettre une lettre.

- Vous ne venez donc pas de la part de M. Rochefort, et vous n’êtes pas de ses manœuvres ?

- Monsieur, nous venons pour une autre affaire, et je vous prie de prendre connaissance de cette lettre.

Je lui tendis la lettre ; il s’approcha d’une fenêtre pour la lire. Il la lut, et après l’avoir froissée dans ses mains, il revint vers nous.

- J’ai provoqué M. Rochefort, dit-il, parce qu’il est le porte-drapeau de la crapule. Quant à M. Grousset, je n’ai rien à lui répondre. Est-ce que vous êtes solidaire de ces CHAROGNES ?

- Monsieur, lui répondis-je, nous venons chez vous, loyalement et courtoisement remplir le mandat que nous a confié notre ami. 

- Êtes-vous solidaires de ces misérables ?

Victor Noir lui répondit :

- Nous sommes solidaires de nos amis.

Alors, s’avançant subitement d’un pas, et sans provocation de notre part, le prince Bonaparte donna, de la main gauche, un soufflet à Victor Noir, et en même temps il tira un revolver à dix coups qu’il tenait caché et tout armé dans sa poche, et fit feu à bout portant sur Noir.

Noir bondit sur le coup, appuya ses deux mains sur sa poitrine, et s’enfonça dans la porte par où nous étions entrés.

(Bonaparte s’en prend alors à Fonvielle, tire deux nouveaux coups de feu sur lui)

[…]  J’ouvris une porte qui se trouvait derrière moi, et je me précipitai en criant « à l’assassin ».

Au moment où je sortais, un second coup de feu partit et traversa de nouveau mon paletot.

Dans la rue, je trouvai Noir, qui avait eu la force de descendre l’escalier, — et qui expirait…

Gravure de Gaildreau – retronews.fr

Victor Noir s’écroule dans la rue, Georges Sauton ouvre la chemise, constate l’impact de la balle sur le thorax, Noir est transporté jusqu’à la pharmacie du n° 27 où il décède.

Il y a déjà foule lorsque les témoins d’Henri Rochefort arrivent.

Les Suites

Pierre Bonaparte

Le procès à Tours – wikipedia.fr

Il est rapidement incarcéré à la Conciergerie. Seule la Haute Cour de Justice est habilitée à juger un membre de la famille impériale. Le pouvoir juge prudent de délocaliser le procès à Tours, loin des émeutiers potentiels de la capitale. L’audience se déroule le 21 mars 1870. Les avocats de la partie civile rappellent le parcours chaotique du cousin.

Pierre Bonaparte est acquitté. Mais tout de même condamné aux dépens et à verser une pension aux parents de Victor. Libéré, il reste en France malgré l’insistance de l’empereur pour qu’il la quitte, ce qu’il fera après Sedan. Son hôtel est pillé et incendié pendant la Commune. Diabétique, hydropisique, abandonné par sa femme qu’il remplace par une maîtresse, il est autorisé à revenir en France où il meurt en 1881.

Les autres

Durant le même procès, Rochefort, Fonvielle, Grousset et Olivier Pain, autre journaliste de La Marseillaise, et futur Communard, sont condamnés pour outrage envers l'Empereur et emprisonnés à la prison Sainte-Pélagie (cf. 10).

Les funérailles de Victor Noir, le 12 janvier,  provoquent le rassemblement d’une foule estimée à 200.000 personnes ! L’agitation anti-bonapartiste est à son comble. Louise Michel porte le deuil. On veut transporter le corps dans Paris, « Au Père Lachaise ! ». La troupe bloque l’avenue de la Grande Armée. Charles Delecluzes, rédacteur du Réveil, estime que déclencher une insurrection est trop précipitée ; on obéit à la demande du ministre Ollivier, l’enterrement a lieu au cimetière de Neuilly. Une délégation se rend à l’Assemblée, elle n’est pas reçue.

Les hommes remplacent les chevaux pour tirer le corbillard
(gravure de Desroches-Valnay)– gallica.bnf.fr

Par Godefroy Durand – gallica.bnf.fr

Le Second Empire sort ébranlé de cette affaire, « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin… » écrit Rochefort. Sedan précipite sa chute quelques mois plus tard.

Quand à Victor Noir, le jeune pigiste, il devient le martyr et le héros national sous la IIIe République ; le 25 mai 1891, sa dépouille est transférée au Père Lachaise, Jules Dalou réalise pour lui une de ses plus belles œuvres, un gisant le représentant tel qu’il était à l’instant de sa mort, d’un très grand réalisme.

Source principale :

https://macommunedeparis.com/2018/01/12/n25-mercredi-12-janvier-1870-le-crime/