51 - 8 août 1944 – Un long entretien entre Jean Guéhenno et un ouvrier bourrelier de son quartier
Quartier de la Mouzaïa
Assis sur un banc, Jean Guéhenno discute avec un ouvrier bourrelier alors qu’ils sont «requis civils» pour garder un magasin d’alimentation.
Chapitres :
Journal, 8 août 1944
Les deux gardes de la rue Manin
Journal, 8 août 1944
«Requis civil», j’ai pris la garde hier soir, de six heures à minuit, devant un magasin d’alimentation (d’ailleurs à peu près vide). J’avais comme compagnon de garde un ouvrier bourrelier. Nous nous sommes assis sur un banc qui se trouvait là et six heures durant je l’ai écouté me raconter son histoire. Père de famille nombreuse et pêcheur à la ligne, c’est le résumé de ses devoirs et de ses plaisirs. Il habite rue de l’Egalité, une de ces grandes maisons où la ville de Paris entasse sa marmaille. Il gagne actuellement 500 francs par semaine. Il n’aime pas les Allemands. Il a fait de l’occupation en 1920, dans la Ruhr, mais il n’a pas voulu les voir, même pas les «jupons». Il n’a non plus fusillé personne. Eux, on a appris à les connaître. Il est Français. Chacun chez soi. Son voisin de droite sur son palier lui doit 27 francs. Son voisin de gauche est bien plus honnête, mais il exagère : onze, qu’il en a, d’enfants, le voisin. «ça, monsieur, ça n’a pas de raison. Et le médecin a dit à sa femme qu’elle en aurait quatorze. Onze. Moi, je ne le croyais pas, on ne le voit pas, il y en a partout. Trois au sana, à ce qu’on m’a dit. Alors René, que je me suis dit, toi, il faut en rester là. Quatre c’est raisonnable». Il est assez content de lui, de sa sagesse. Il a une sœur mariée. Elle n’a pas eu d’enfants. La chance ! Alors elle et son mari vivent dans le plaisir. Avant la guerre, ils ont acheté un side-car. Eh bien, avec les frais de garage, les balades du dimanche, ils n’avaient pas plus d’argent que lui. Lui, il va à la pêche le dimanche. Il m’enseigne à quelle profondeur on pêche l’ablette, le gros gardon, le petit. Vers huit heures, trois des enfants sont venus. Deux petits garçons et une fille, déchirés, minables, maigres à faire peur. Ils voulaient voir leur père monter la garde. Le père les a autorisés à rentrer en faisant le tour de la rue de la Délivrance. Une promenade avant d’aller se coucher. Ils sourient d’un pauvre sourire et me donnent en partant leur petite main à serrer. C’est le tour de mon compagnon de m’interroger et, quand il tient quelques-uns de mes misérables secrets, de m’encourager. Avec prudence, il me demande ce que je pense du Maréchal, de la Russie. Il ne croyait pas que le Maréchal pût être une vieille canaille. Mais il sent que les Russes ne doivent pas être si malheureux qu’on lui disait […] Il est chrétien, mais il ne va pas lever la soutane du curé. Mais il faut que les enfants croient à quelque chose sinon ça devient des bandits. Avant la guerre, il aime mieux le dire, pour la franchise, ça, c’est vrai, il s’est laissé entraîner au PSF. Il payait sa cotisation mais on la lui rendait en douce. Et puis le patronage lui faisait passer un lapin de temps en temps. «Alors que j’me disais, René, t’as pas tort. Que vouliez-vous que je fasse avec mes quatre enfants et 950 francs que je gagnais dans un mois. Puisque j’pouvais pas élever mes enfants. J’ai rien fait que d’honnête, monsieur. C’est pas votre avis ?» Je n’ai pas eu le courage de le démentir. Même je l’ai assuré qu’il avait raison.
La nuit est tombée vers dix heures. A minuit, nous sommes revenus ensemble au commissariat, selon la consigne. Il était heureux. Le temps avait passé vite. Sans compter qu’à ce qu’il paraît, on avait gagné dix francs de l’heure. A ne rien faire, qu’à bavarder, ça n’était pas si mal payé.
Les deux gardes de la rue Manin
20 août 1944 : Hier matin, rue Manin, sur le pont, j’avais remarqué deux sentinelles allemandes qui m’avaient semblé bien aventurées. Seul un imbécile avait pu les placer là où elles étaient, découvertes de tous les côtés. Il ne se peut pas que les deux hommes n’aient pas senti le danger. Avec leurs grenades au ceinturon, leur mitraillette dans les mains, ils étaient terrifiés, attendant la mort inévitable. Le passant à l’air indifférent qui, à travers sa poche, leur tirerait presque à bout portant, un coup de revolver. Dans des éclairs de conscience, ils pensaient à leur Saxe, à leur Thuringe, à leur femme, à leurs enfants, à leurs champs. Que faisaient-ils là, rue Manin, au milieu de cette foule qui ne les haïssait ni ne les aimait et ne pensait cependant qu’à les tuer ? Le soir, vers huit heures, ils sont morts. Je suis incapable de m’en réjouir et n’ai décidément pas l’âme guerrière. Mais je ne peux non plus oublier tous les crimes depuis cinq ans de ces valets stupides.
Trois jours plus tard sur et sous ce même pont