45 - 8 mars 1944, 7h30 : Arrestation d’Hélène Berr et de ses parents
5, avenue Elisée-Reclus
Chapitres :
Les dernières dates du journal d’Hélène
Ces dernières semaines, Hélène voit les arrestations se multiplier dans son entourage : après Françoise, Mme Schwab, M. et Mme Basch, les André Baur, Marianne, sa fille, sa belle-mère et sa belle-fille, Gilbert, le fils Schouker (11 ans), les Carcassonne, Odile Varlot, Edith, la vieille Mme Horace Weill, Georges et Robert, Jean Marx, etc., etc.
Hélène et ses parents ne quitteront pas Paris malgré les menaces grandissantes, ils finissent par accepter de sa cacher ; Hélène sera plusieurs fois hébergée par madame Bardiau, leur cuisinière – «Je continue de coucher chez Andrée, [les] parents chez les Loiselet», écrit-elle le 14 février. Le 7 mars 1944, croyant les risques d’arrestation momentanément écartés, Hélène et ses parents réintègrent leur domicile 5, avenue Elisée-Reclus.
La police frappe à la porte de leur appartement le 8 mars à 7h30.
Les dernières dates du journal d’Hélène
4 février 1944 : le pianiste qui faisait de la musique d’ensemble avec nous a été arrêté lundi avec sa sœur, et sans doute déjà déporté. Dénonciation. Mme Jourdan a joué avec Nadine une sonate de Beethoven. Tout à coup, pendant l’adagio, la cruauté, l’injustice insensée de cette nouvelle arrestation, entre mille, entre dix mille, m’a saisie au cœur. Le ton d’Hélène change : Tous ces gens que les Boches ont arrêtés, déportés, fusillés, valaient dix mille fois mieux qu’eux. Quelle ruine !
14 février 1944 : Georges a raconté hier l’histoire d’une vieille dame de 80 ans, arrêtée avec son mari lors des rafles de Troyes. Son fils s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles. On l’a fait chercher à l’hospice, à l’hôpital. On a fini par lui dire qu’elle était à la morgue. Elle est morte à Drancy, et on l’a transportée à la morgue sans une chemise ou un drap sur elle, on lui avait donc ôté les vêtements qu’elle portait lorsqu’on l’a arrêtée.
15 février 1944 :
J’ai vu ce matin à Neuilly Mme Kahn, qui vient de passer huit jours à Drancy. Elle avait été arrêtée à Orly et, comme membre du personnel, a été relâchée la veille de la dernière déportation. […] Elle est allée pour ainsi dire jusqu’à l’extrême bord. A partir de là, c’est l’inconnu, c’est le secret des déportés. […] J’ai demandé des détails précis, un ou deux jours avant le départ, on s’organise dans une chambrée qui reproduira le wagon, soixante personnes, hommes et femmes mélangés (jusqu’à Metz sans doute, on ne sépare pas les familles). Pour soixante personnes, seize paillasses étendues sur le plancher du wagon à bestiaux plombé, un seau hygiénique, peut-être trois, vidé quand ? Comme vivres, chacun reçoit un paquet contenant : quatre grosses pommes de terre à l’eau, une livre de bœuf cuit à l’eau, 125gr de margarine, quelques gâteaux secs, une demi-crème de gruyère, un pain, un quart. Ration pour six jours de ce voyage.
A-t-on faim ? Dans cette atmosphère qui doit être étouffante, l’odeur des seaux, l’odeur humaine. Pas d’aération ? J’imagine. Et les crampes, tout le monde ne peut pas s’asseoir, ni se coucher, à soixante dans un wagon.
Là-dedans des malades ou des vieillards. Encore si l’on est avec des personnes convenables. Mais il faut aussi compter avec les promiscuités désagréables.
Ainsi, Hélène Berr se sera inquiétée des conditions de la déportation dans les toutes dernières pages de son journal, quelques jours avant qu’elle ne les connaisse à son tour.
Horror ! Horror ! Horror ! Extraits de Macbeth, Ce sont les trois derniers mots du journal (après le témoignage d’un ancien prisonnier sur les atrocités commises par les gardiens dans son stalag).
L’arrestation, dernier écrit d’Hélène (à sa sœur Denise)
8 mars 1944, 10h20.
«Ce matin à 7h30, dring ! Je croyais que c’était un pneu !! Vous savez la suite. Mesure individuelle. Henri (son père Raymond) vidé, soi-didant à cause de trop nombreuses interventions il y a dix-huit mois (la période de son internement à Drancy). Petit voyage en auto particulière jusqu’en face, chez Gaston Bébert (le commissariat). Station dans l’auto. Et arrivée ici, dépôt du VIIIe sous le cirque Rancy ! Marcel (la police française) ce matin était désagréable (à mon avis). Ici, ils sont gentils. Nous attendons. Il y a un chat nommé Négus ! Nous n’avons pas emporté beaucoup d’affaires. Voudrais culotte de ski et bottines (pour maman) et Rucksack pour moi. Petite valise pour maman».
La déportation
Hélène et ses parents sont transférés à Drancy dans la journée. Ils sont déportés le 27 mars, le jour des 23 ans d’Hélène !
Auschwitz : la rampe. Sélection dès la sortie du train…
Raymond, le père, est affecté à Auschwitz III-Monowitz. Témoignage de David Rousset, son compagnon : «Rentré au KB pour un phlegmon à la jambe, bien soigné par le Blockälster du 16, un juif allemand communiste, et par le jeune Stubendienst polonais, Manelli, Raymond Berr n’avait pu échapper au médecin-chef polonais, un antisémite farouche qui, après l’avoir opéré, avait dû vraisemblablement l’empoisonner sur ordre supérieur». Il est mort le 27 septembre 1944.
Antoinette, la mère, a été gazée le 30 avril 1944. «Vous leur direz que je n’ai pas eu peur»
Hélène est aussi à Auschwitz. Nadine Heftler se souvient dans son livre, Si tu t’en sors : «Elle avait toujours beaucoup de monde autour d’elle, nous parlait très sereinement de la vie d’avant et insufflait la vie au point de faire oublier parfois à ses compagnes où elles étaient pendant quelques minutes. […] Elle nous prodiguait des encouragements, et arrivait à nous transporter hors du camp, de notre misère sans fond, par la seule magie de ses paroles». Le 31 octobre 1944, c’est l’évacuation à Bergen Belsen où elle arrive le 3 novembre. Le 10 avril 1945, cinq jours avant la libération du camp, elle est battue à mort par une de ses gardiennes alors qu’atteinte du typhus, elle ne peut se lever pour l’appel.
Le camp de Bergen Belsen après sa libération
La famille Berr
Maurice Lévy, grand-père de Raymond Berr, a été le collaborateur de Gambetta. Maxime Berr, frère jumeau de Raymond, capitaine d’artillerie, a été tué à la tête de sa batterie en 1917.
Raymond Berr est directeur des établissements Kuhlmann. Raymond et Antoinette, née Rodrigues-Ely, ont eu cinq enfants, Jacqueline, morte à 6 ans de la scarlatine, Yvonne, née en 1917, Denise en 1919, Hélène en 1921 et Jacques en 1922. En mars 1944, seule Hélène est restée au domicile de ses parents ; ses frère et sœurs échapperont à la déportation.
Maurice Lévy et Raymond Berr
Raymond avait été arrêté le 23 juin 1942, et interné pendant trois mois à Drancy, arrêté au motif que l'étoile jaune qu'il porte est agrafée et non cousue ! L'entreprise Kuhlmann verse une caution ; il est ensuite contraint de travailler à son domicile.
Hélène est une brillante élève, bachelière en philosophie avec la mention très bien, puis titulaire d’un DES de langue et littérature anglaise à la Sorbonne en 1942. Sa carrière estudiantine s’arrête là ; les lois anti-juives l’empêchent de passer l’agrégation. Elle continue de fréquenter la Sorbonne où elle est bibliothécaire. En 1943, elle s’engage dans l’assistance sociale au sein de l’UGIF, malgré le caractère ambigu de cet organisme créé par Vichy à la demande de l’occupant (cf. 29).
Le journal d’Hélène se divise en deux périodes, séparées par une période allant du 28 novembre 1942 au 25 octobre 1943. Le ton et les sujets sont plus graves ; l’écriture, parsemée de ratures, est plus irrégulière à partir de cette date ; les passions de l’étudiante et les aventures amoureuses ne sont plus de mise.
Pour en savoir plus :
Hélène Berr : Journal, préface de Patrick Modiano (Tallandier, coll. Points)
David Rousset : Les Jours de notre mort (Ed. du Pavois, 1947)
Nadine Heftler : Si tu t’en sors (Ed. La Découverte, 1992)
https://autobiosphere.wordpress.com/le-journal-dhelene-berr-v-montemont/
Hélène et ses amis à Aubergenville