34 - 14 mars 1943 : Jünger chez Marcel et Elise Jouhandeau
14, Rue du Commandant Marchand
Chapitres :
Marcel Jouhandeau
Le voyage en Allemagne d’octobre 1941
Ernst Jünger est la coqueluche d’une certaine intelligentsia parisienne. Certains trouvent un intérêt à côtoyer un représentant éminent de l’Occupant sous couvert de l’alibi culturel ; d’autres parce qu’ils sont de farouches partisans du rapprochement franco-allemand (cf. 22). Hauptmann Jünger n’est pas toujours tendre avec ses nouveaux amis, considérant certains comme des «dégénérés supérieurs».
Quant aux «scribouillards» qui rôdent dans ces réceptions telles que celle du 16 novembre 1943 à l’Institut allemand, il les exécute : «des scribouillards à gage, des bonshommes qu’on ne voudrait pas toucher avec des pincettes. Tout ce monde mijote dans un mélange d’intérêts, de haine, de crainte, et certains portent déjà sur leur front le stigmate de la mort». Range-t-il «Merline», alias Céline, pour qui il n’a aucune sympathie, dans cette catégorie ?
Ceux dont il est proche sont les Morand et Marcel Jouhandeau qu’il rencontre à de nombreuses reprises et qu’il cite régulièrement dans son journal.
Marcel Jouhandeau
Il est né en 1888, fils d’un boucher, à Guéret (Creuse), ville avec laquelle il règlera ses comptes et s’attirera l’animosité de ses habitants avec deux de ses œuvres, Les Pincegrain et Chaminadour.
Il sera tiraillé toute sa vie entre sa foi catholique fervente et son homosexualité mal assumée. Il se marie à quarante ans avec Elisabeth Toulemont, ancienne danseuse, amie de Jean Cocteau et ex maîtresse de Charles Dullin. Elle espérait détourner son mari de ses penchants pour les garçons. L’antisémitisme militant du romancier s’étale au grand jour dès 1936. Trois de ces articles racistes sont réunis en 1941 dans une plaquette Le Péril juif, éditée chez Fernand Sorlot ; c'est lui qui avait édité la version française de Mein Kampf.
Cette même année, il témoigne de son admiration pour l’Allemagne dans un article publié à la NRF de Drieu la Rochelle ; il participe au «congrès de Weimar» organisé par Goebbels avec, outre Drieu, Abel Bonnard, Robert Brasillach, Fabre-Luce, Jacques Chardonne, Ramon Fernandez.
Elise Jouhandeau n’est pas en reste : l’ex amie de Max Jacob dénonce à la Gestapo le philosophe Bernard Groethuysen comme «communiste» et Jean Paulhan comme «Juif» en mai 1944. Marcel Jouhandeau prévient Paulhan de l'acte de sa femme en ces termes : «Ce que j'aime le plus au monde a dénoncé ce que j'aime le plus au monde».
Contrairement à nombre de ses confrères, Jouhandeau sera blanchi à la Libération.
Elise et Marcel Jouhandeau
Extraits du journal d’Ernst Jünger
14 mars 1943 : L’après-midi, chez Marcel Jouhandeau, qui habite une maisonnette dans la rue du Commandant-Marchand, l’un des coins de Paris pour lequel, depuis longtemps, j’ai une préférence marquée. Nous étions assis avec sa femme et Marie Laurencin dans son petit jardin, à peine plus grand qu’un mouchoir de poche, mais où poussent une quantité de fleurs. […] Dans un album de photographies de sa femme, il y avait des nus du temps où elle était danseuse. Ce qui ne m’étonna guère, car les livres de Jouhandeau m’avaient appris qu’elle aimait à errer dans cet appareil à travers leur maison, surtout en été, et qu’elle allait jusqu’à recevoir ainsi les fournisseurs, les ouvriers ou l’employé du gaz. Causeries. Sur le grand-père de Mme Jouhandeau, un facteur qui cultivait sa vigne… […] Puis sur les serpents. Un jour, un ami de la maison en avait apporté une douzaine qui s’étaient répandus dans l’appartement – et des mois après on en trouvait encore sous le tapis. L’un d’eux avait pris l’habitude de grimper le soir le long du pied d’un lampadaire ; il s’enroulait autour de l’abat-jour, qui était l’endroit le plus chaud.
Marie Laurencin
10 août 1943 : Le soir, chez Jouhandeau, dans la calme petite rue du Commandant-Marchand, à la lisière du Bois. Je n’y ai d’abord trouvé que son épouse, cette Elise que la plupart des romans de son mari ont rendue célèbre, une femme qui a quelque chose de démoniaque. […] Nous avons conversé un moment et elle employait, au cours de notre entretien, la notion de dégénéré supérieur, qui serait applicable à la plupart des écrivains français : le corps et la morale seraient en décadence. […] Jouhandeau arriva vers les dix heures et m’accompagna pour un petit tour dans les rues qui entourent l’Etoile. […] Nous passâmes par l’avenue de Wagram, dont il me dit qu’avec ses cafés illuminés de lumières rouges, ses belles de nuit et ses rues latérales remplies de petits hôtels de passe, elle était comme une île étrange dans ce quartier si convenable du XVIe – une sorte de veine enflammée et multicolore dans l’entrelacs de ses rues.
21 août 1943 : Chez Jouhandeau. Conversation sur l’insécurité du Bois, dont je me suis bien rendu compte l’autre jour, lors d’une promenade solitaire dans l’obscurité. Les chemins et les buissons n’étaient peuplés que de personnages louches. Comme beaucoup de requis pour le S.T.O. en Allemagne ont quitté leur domicile, le nombre des hors-la-loi augmente considérablement, entraînant l’anarchie. Les graves et multiples menaces contre la liberté amènent au banditisme d’innombrables recrues. La rue du Commandant-Marchand se trouve près du Bois. Jouhandeau dit qu’on y entend souvent des coups de revolver ; récemment, ils furent suivis d’effroyables cris d’agonie. Elise s’était précipitée dans la rue pour porter secours : trait caractéristique de sa nature.
Bois de Boulogne, été 1940
Le voyage en Allemagne d’octobre 1941
Un voyage qui est devenu le symbole de la collaboration des intellectuels français.
Soucieux d’entretenir la propagande pro-collaboration, Joseph Goebbels invite les écrivains français à effectuer un séjour en Allemagne dont le prétexte est une conférence organisée dans la ville de Goethe, Weimar, qui va réunir une centaine d’hommes de lettres européens.
Le voyage est organisé par le lieutenant Gerhard Heller qui veille à la «bonne tenue» de la littérature française à l’Institut allemand à Paris (cf. 22).
Les premiers à faire le déplacement sont Drieu la Rochelle (cf. 09), Robert Brasillach (cf. 22) Abel Bonnard (cf. 04) et André Fraigneau, éditeur et écrivain.
Le 4 octobre au matin, c’est au tour de Marcel Jouhandeau, Ramon Fernandez (cf. 48) et Jacques Chardonne d’être sur le quai de la gare de l’Est. Marcel Jouhandeau y va surtout pour les beaux yeux de Gerhard Heller ; il rencontrera à Vienne un autre beau garçon, là en service commandé, la Propaganda connaissant l’homosexualité de l’écrivain.
Sollicités également, Paul Morand et Marcel Arland ont préféré prudemment se désister.
Un voyage pour «se rendre compte compte des réalités de l’Allemagne» qui va presque durer un mois : tourisme (Bonn, Mayence, Heidelberg, Constance, Vienne, Prague, Dresde, Berlin, Weimar, mais ils refusent cependant de visiter Strasbourg !), gastronomie, culture. L’accueil est excellent ; les écrivains ont une entrevue avec Goebbels qui est pourtant l’instigateur du grand autodafé des livres à Berlin en 1933 et ils ont l’honneur de visiter le bureau du Fürher, alors absent.
De retour en France, ils ne manquent pas d’achever leur mission en rédigeant des articles élogieux sur la nouvelle Allemagne. Mission accomplie pour le chef de la propagande nazie : les illustres écrivains français ont apporté leur caution à la culture du IIIe Reich, ils adhèrent à l’Association des écrivains européens.
A la Libération, Drieu – celui qui avait un mauvais pressentiment - se suicide, Brasillach est exécuté pour ses articles assassins dans Je suis partout, Ramon Fernandez succombe à une crise cardiaque en août 1944, Abel Bonnard s’enfuit en Espagne. Mais ni Jouhandeau ni Chardonne, ancien ami de Léon Blum, munichois devenu belliciste à la déclaration de la guerre puis pro-allemand, ne seront inquiétés.
Gare de l’Est, de gauche à droite :
le lieutenant Gerhard Heller, Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Abel Bonnard, André Fraigneau, Kar Heinz Bremer de l’Institut allemand
Pour en savoir plus :
Ernst Jünger, Journal parisien, ed. Christian Bourgois
François Dufay, le voyage d’automne, ed. Plon
Documentaire sur le «voyage d’automne» :
https://www.youtube.com/watch?v=Qz0fPgd-Qg4